mercredi 29 novembre 2023

Copyright Opera Mundi (4/8)

 

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Ou

Ce que je croyais alors…

 

4-Le mystère des locos doubles.

La station SNCF de Ouest Ceinture n'était qu'à une petite demi-heure de marche de chez nous. C'est pourquoi, lorsque nous allions en visite chez les cousins de Chaville ou chez les amis de Viroflay, nous préférions utiliser les services de cette petite gare, plutôt que de rejoindre, au travers des couloirs nauséeux du Métro celle, beaucoup plus vaste mais beaucoup moins intéressante de Montparnasse.

Car, tandis que nous attendions sur le quai le train annoncé, cette petite gare présentait, en même temps que l'imposant triage qui nous faisait face, l'intérêt, à mes yeux d'enfant curieux, d'un spectacle toujours renouvelé de trains en manœuvre. J'y voyais souvent le ballet étrange de deux "locos" électriques haut-le-pied[1] attelées ensemble, ballet bien étrange en vérité, car enfin ces deux locos avançaient rigoureusement à la même vitesse et sans aucune difficulté apparente à maintenir cette identité d'allure…

Familiarisé avec les constructions de Meccano, je savais pourtant qu'il était bien difficile de faire se mouvoir deux véhicules à la même vitesse sans que l'un d'entre eux prenne soudain de l'avance, ou, au contraire ne soit réduit à pousser celui qui le précède…En toute logique, il devait en être de même des locos grandeur nature et bien que rien ne permette de le constater, la loco qui se trouvait derrière (appelons là loco B) devait pousser celle qui se trouvait devant (loco A), puisque l'absence d'écart notable entre les deux engins prouvait, CQFD, que celle de devant ne tirait pas sa consœur…

Quelque chose me chiffonnait dans ce raisonnement irréfutable. C'est que, invariablement, le machiniste qui pilotait cet attelage se trouvait toujours dans la cabine de tête; autrement dit, il devait actionner la manette des vitesses de la loco A pour, en fait, commander le moteur de la loco B! Il y avait donc un système qui permettait, lorsqu'on attelait deux locos de relayer la commande de la loco de tête – qui se laissait pousser – pour piloter la loco de queue qui, elle, devait fournir tout l'effort de "traction", pour impropre que soit ce terme dans ce cas.

Mais alors, pourquoi ne pas imaginer quelque chose d'à peine plus complexe, savoir non pas une loco poussant l'autre mais bien deux locos dont chacun des moteurs était réglé de façon à leur imprimer une vitesse identique…Et pour ralentir ou accélérer, le conducteur se contentait de tourner la manette de la loco de devant et le système se chargeait de commander chacun des deux moteurs pour qu'ils modifient de la même quantité leur vitesse respective…

C'était vraiment merveilleux. D'autant plus merveilleux que, chaque fois que ce spectacle s'offrait à moi, je ne manquais pas de regarder attentivement – pour autant que la vitesse de l'ensemble me le permette – l'attelage qui reliait les deux locos, épiant un éventuel espace entre les tampons qui aurait trahi un dérèglement du système. Mais non, les tampons de chaque machine restaient invariablement au contact de leur vis-à-vis, et il semblait que ce système prodigieux ne toléra pas même un écart de quelques centimètres par seconde entre les deux vitesses…

Les années passèrent et, ma formation d'ingénieur aidant, je finis par comprendre le mystère des locos doubles qui, tout comme l'œuf de Christophe Colomb, reposait sur une base bien plus simple que tout ce que mes raisonnements enfantins avaient pu imaginer.

 

La solution 

Pour résoudre le mystère des locos doubles, il te faut faire appel à la Dynamique, c'est-à-dire la science des objets mis en mouvement sous l'action de forces.

Ainsi  j'avais tout faux lorsque je pensais que les deux locos avaient à synchroniser leurs vitesses respectives – c'est-à-dire procéder à une composition de ces vitesses – alors que le problème trouvait sa solution dans la composition des forces en présence, la vitesse n'étant qu'une résultante de cette composition de forces.

Ce problème est aussi vieux que celui de l'attelage d'un cheval à une charrette, comme tu vas le voir dans le dessin suivant. Imagine toi à la place du conducteur et supposons que le cheval renâcle à tirer cette charge trop lourde pour lui. Alors, et si tu juges comme lui cette charrette  trop lourde à tirer, tu vas atteler un second cheval et tu ne te préoccuperas pas de savoir si les deux chevaux avanceront à la même vitesse, avec le risque que, peut être, le moins fort des deux ne vienne ralentir la marche de l'ensemble… 

L'attelage d'un second cheval peut se faire indépendamment de leur force respective 

Une fois attelés en effet, les chevaux – sans doute aiguillonnés à propos par ton fouet – uniront leurs efforts pour tirer la charrette dont la vitesse ne dépendra en final que de la somme des deux efforts de traction.

Loco B                                    Loco A

Dans cet exemple, les deux locos vont de la gauche vers la droite

De la même façon, la loco A de mon exemple développe sa propre force de traction, sans que celle-ci ne soit forcément égale à celle développée par la loco B. Et l'ensemble des deux locos se déplace sous l'action de la somme des deux forces en présence, à une seule et même vitesse ne dépendant que de cette somme de forces. Tu peux bien sûr envisager le cas extrême où l'une ou l'autre  de ces forces soit nulle. L'important est que les deux locos restent attachées pour former un seul et même ensemble: alors, si la loco dont la force de traction nulle est en tête, elle se fera pousser par la seconde, si elle est en queue elle se fera tirer.

Pour être tout à fait précis, il te faudrait considérer les deux locos depuis leur point de départ lorsque, complètement immobiles, on peut dire que l'ensemble possède une vitesse nulle. Puis sous l'effet des deux forces de traction qui s'ajoutent, tu verras l'ensemble démarrer et – suivant en cela la loi fondamentale de la Dynamique – se mettre à accélérer, c'est-à-dire que cette accélération se traduira par une vitesse de l'ensemble de plus en plus élevée.

Bien entendu ce processus n'est pas sans fin. Car, dès le démarrage de l'ensemble, des forces contraires vont venir s'appliquer aux deux locos, notablement la résistance que l'air va opposer à leur progression. Cette force aérodynamique va croître rapidement comme le carré de la vitesse de l'ensemble, c'est-à-dire qu'une fois atteinte la vitesse pour laquelle cette force est égale – mais de sens contraire – à la somme des forces de traction, la résultante de toutes ces forces devient nulle et l'ensemble cesse d'accélérer: il a atteint sa vitesse de croisière. Et tu constateras alors que cette vitesse demeure constante tant que cette résultante de forces demeure nulle: cette propriété d'un objet de se mouvoir à vitesse constante lorsque aucune force ne lui est appliquée s'appelle le Principe d'Inertie.

Mais ceci est une autre histoire…


Et tout le reste n’est que littérature.

[1] c'est ainsi que l'on désignait alors les locomotives auxquelles aucun wagon n'était accroché

jeudi 2 novembre 2023

Copyright Opera Mundi (3/8)

 

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Ou

Ce que je croyais alors…


3-Des couleurs primaires qui ne le sont pas

Parmi les lectures préférées de ma prime enfance, les Albums du Père Castor occupaient une place de choix.

Petits fabliaux illustrés de nombreux dessins en couleurs, leur format adapté à mes petites mains d'alors – de la taille de notre moderne A5 – leur couverture cartonnée qui résistait aux initiatives destructrices de mon âge, jusqu'à l'épaisseur des pages qui leur conférait la même résistance, tout concourait à en faire les livres privilégiés de mes lectures "d'après la classe".

Et dans cette collection, je me souviens plus particulièrement de l'opuscule "Les chatons barbouilleurs" où l'on assistait, dans un ballet de couleurs chatoyantes, aux ébats d'un couple de chatons habillés d'une salopette de peintre et lancés dans la recherche des couleurs présentes dans la nature. Et s'ils avaient réussi, à partir de quatre pots de couleurs initiales – rouge, bleu, jaune et blanc – à répliquer le rose des fleurs, le violet des prunes ou l'orangé du soleil couchant, ils se désespéraient de ne pouvoir reproduire le vert pourtant omniprésent dans leur campagne environnante…

Jusqu'au jour où, ayant par hasard mélangé du bleu et du jaune, ils s'aperçurent – Ô miracle – qu'ils avaient atteint le but recherché. Dès lors, il ne faisait plus de doute pour moi qu'avec les quatre couleurs initiales de mes chatons barbouilleurs on pouvait produire la totalité des couleurs possibles à imaginer.

Bien des années plus tard ce constat me fut confirmé lors d'un cours de dessin, lorsque notre prof, opérant avec des craies de couleurs sur le tableau de notre classe d'entrée au lycée[1], nous expliqua que les trois couleurs rouge, bleu, jaune étaient dites "primaires" – le blanc ne méritant que le qualificatif de "non-couleur" – et que toutes les couleurs de l'arc en ciel pouvaient être produites par le mélange, en proportion appropriée, de deux parmi ces trois couleurs. Toutefois, il attira notre attention sur le fait qu'un tel mélange ne pouvait impunément être mêlé à son tour à l'une de ces "primaires". Et craies de couleurs à l'appui, il nous montra que le vert – mélange de jaune et de bleu comme l'avaient montré nos deux chatons – ne se mélangeait pas au rouge, le résultat en étant une couleur "indéfinissable", un brun "plus ou moins sale" comme il le baptisa alors…

Pour la majeure partie de ma vie d'adulte, je restai asservi à la trinité primaire rouge-bleu-jaune, qu'on retrouvait d'ailleurs souvent reproduite en marge des quotidiens "en couleurs" comme trois "touches d'essai" permettant d'ajuster le rendu des couleurs au plus proche de la réalité.

Il me fallut attendre le tournant professionnel qui me conduisit à m'exercer au traitement d'images numériques sur ordinateur pour réaliser que l'on m'avait menti, ou à tout le moins que l'on se livrait à une grossière approximation pour qualifier de primaires des couleurs qui ne l'étaient pas vraiment. Et fort de cette pratique, je ne peux réprimer mon indignation chaque fois que l'on continue, y compris dans des publications artistiques sérieuses, d'appeler primaire, en particulier, la couleur jaune qui ne l'est décidemment pas. 

La solution 

Pour comprendre le pourquoi des couleurs primaires, il te faut d'abord réaliser que la vision des couleurs est une réaction du cerveau humain aux signaux émis par des photorécepteurs qui tapissent le fond de la rétine de l'œil. Ces photorécepteurs sont des cellules en forme de cônes – au nombre d'environ 7 millions dans chaque œil – qui, quand elles reçoivent des rayons de lumière de longueurs d'onde caractéristiques, émettent à leur tour, via le nerf optique des stimuli nerveux vers le cortex du cerveau qui les interprétera en couleurs.

Longueur d'onde: souviens toi que nous avons vu ce concept au sujet des mouvements périodiques à l'origine des roues-qui-tournent-à-l'envers, car oui, la lumière est un phénomène d'oscillations périodiques[2], de fréquences tellement grandes que les longueurs d'onde correspondantes, inverses de ces fréquences, se mesurent en milliardièmes de mètre – ou nanomètres (nm)…

Et les cônes tapissant chaque rétine sont de 3 types selon la longueur d'onde à laquelle ils sont sensibles. Ceux de type 1 sont sensibles à des lumières de longueur d'onde autour de 400nm – responsable de la couleur bleue restituée par le cerveau – ceux de type 2 sont eux les plus sensible vers 500nm – couleur verte – et ceux de type 3 autour de 600 nm – couleur rouge. A ce point, et puisque l'on dépend de cette mécanique complexe allant des cônes au cerveau, sommes-nous tous égaux en vision des couleurs? En d'autres termes le rouge que tu perçois est-il exactement le même que celui vu par tes petits camarades?

La réponse est non: la sensibilité des cônes de l'œil varie – légèrement – d'un individu à l'autre, même si, en moyenne, nous interprétons tous comme rouge, pour prendre cet exemple, une lumière de 600nm de longueur d'onde. A contrario, il n'est pas rare de trouver des gens – hommes ou femmes, le sexe n'y est pour rien! – pour lesquels une anomalie de constitution des cônes photorécepteurs leur empêche de distinguer une couleur d'une autre: on les appelle des daltoniens[3].

Test "Ishara": si tu ne vois pas le chiffre 6 au milieu de cette figure, tu es daltonien(ne) 

Tu comprends à présent que les vraies couleurs primaires, celles qui permettent en s'associant de recréer toutes les autres, sont le bleu, le vert et le rouge, à partir desquelles se déclinent toutes les autres couleurs représentées dans le "cercle chromatique":

 


 Cercle chromatique: les couleurs diamétralement opposées sont dites complémentaires 

Dans ce cercle, toute couleur est la somme, en proportion bien précise de ces trois couleurs, et pour respecter cette synthèse additive physiologique initiale, ce ne pourra être réalisé qu'avec des générateurs de faisceaux lumineux que sont les écrans d'ordinateurs ou de TV ou encore les vidéoprojecteurs, tous dispositifs transformant un signal électrique initial en signal lumineux.

Mais, dans la vie courante, c'est le plus souvent via le regard porté sur une feuille de papier colorée que l'on assiste à la restitution des couleurs de la vie quotidienne. Et dans ce cas, qu'est ce qui peut justifier que le jaune – somme de vert et de rouge sur le cercle chromatique – soit la base du vert "si l'on y ajoute du bleu"?

Pour que tu comprennes bien la différence entre un écran d'ordinateur par exemple, et la feuille de papier, cette dernière ne fait que diffuser – et en particulier réfléchir – une fraction soustraite de la lumière blanche sous laquelle on observe la feuille, la fraction complémentaire étant absorbée par le pigment utilisé. Ainsi le pigment jaune que tu vois sur le papier, et pour apparaître tel, a dû absorber totalement la lumière bleue soustraite ainsi de la lumière blanche initiale pour ne restituer que sa complémentaire, le jaune.

 


Le bleu de la lumière étant absorbé, la fraction résiduelle réfléchie apparaît jaune 

Ainsi, dans cette synthèse soustractive de la couleur il te faudra imprimer trois couches de pigment: une de jaune – absorbant le bleu – une de magenta – absorbant le vert – et une de cyan – absorbant le rouge. Et tu remarqueras sur le cercle chromatique, de même que le jaune est la somme des couleurs primaires rouge et vert, le magenta est la somme du rouge et du bleu alors que le cyan est la somme du bleu et du vert. Et ces fameuses "touches d'essai" que l'on retrouve en marge des quotidiens bon marché ne sont autres que du jaune, du magenta – un rouge violacé que l'on qualifie trop rapidement de "rouge" – et du cyan – un bleu fluo que l'on a tendance à qualifier de bleu pur…et si tu possèdes une imprimante connectée à ton PC, il te faudra de temps en temps racheter de l'encre jaune, ou magenta, ou cyan pour continuer de restituer superbement les photos prises avec ton Smartphone[4]

Mais alors qu'en est-il des fameuses 7 couleurs de l'arc-en-ciel que l'on t'a, peut être, apprises à l'école[5]? Et bien, leurs appellations remontent à Newton qui, au 18ème siècle, fut le premier physicien à mettre en évidence que la lumière blanche pouvait être décomposée en une infinité de couleurs distinctes – la notion de longueur d'onde n'étant introduite que beaucoup plus tard. Et tout imprégné du postulat "d'harmonie naturelle" qui habitait l'esprit des scientifiques de son temps, il voulut y voir 7 couleurs distinctes comme il y a 7 notes de musique, 7 jours de la semaine et…7 planètes dans le système solaire, car, à cette époque la 8ème planète, Neptune n'était pas encore découverte!

 


L'expérience de Newton et la séparation de la lumière blanche en "7 couleurs"… 

En final, je voudrais revenir sur l'expérience de mon prof de dessin cherchant à mélanger le rouge et le vert pour n'y trouver qu'une couleur "sale". Tu as compris à présent que la superposition de couches de craies sur le tableau[6] réalisait une synthèse soustractive de couleurs. Du fait de l'absorption, par la craie rouge, du bleu et du vert, puis du rouge et encore du bleu par la craie verte, la lumière blanche initiale se voyait soustraite de tout ce qu'elle contenait de couleurs primaires…le résultat ne peut donc être qu'un noir vaguement jaunâtre, le bleu étant davantage absorbé que le rouge et le vert…

 

Et tout le reste n’est que littérature.

___________________________



[1] "la 6ème"", classe d'entrée au lycée d'alors, rétrogradée au niveau de la 1ère classe du collège d'aujourd'hui…

[2] Ce sont les oscillations d'un champ électromagnétique…mais ceci est – encore – une autre histoire!

[3] De John Dalton, le premier physicien ayant étudié cette anomalie de la vision

[4] Mais tu as peut être une imprimante avec une seule cartouche d'encre de couleurs, et en retournant cette dernière tu pourras remarquer 3 fentes – les "buses" – délivrant les couleurs magenta, jaune et cyan respectivement

[5] Violet – indigo – bleu – vert – jaune – orangé – rouge

[6] Le fait que le tableau soit noir ne change rien, l'absorption des couleurs se produisant dans les couches superposées de craie

mardi 26 septembre 2023

Copyright Opera Mundi (2/8)

 

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Ou

Ce que je croyais alors…


2 - Des vases presque communicants

Ce que j'aimais dans les "Leçons de choses" qui nous étaient servies chaque semaine à l'école communale de garçons où je suivais mes humanités primaires, c'était les petites expériences à laquelle notre instituteur se livrait pour appuyer ses explications du phénomène naturel à l'ordre du jour. C'est ainsi que je me rappelle tout particulièrement la leçon consacrée aux vases communicants, laquelle avait nécessité le concours de force vases, tubes, pipettes et entonnoirs, sans compter une quantité appréciable d'eau dont une bonne partie avait fini sur le plancher de la classe, spectacle toujours apprécié par des gamins de cet âge…

A un moment donné de sa démonstration, notre maître s'efforçait ainsi de recréer la scène du jet d'eau illustrée dans notre livre, qui montrait que la hauteur de ce jet atteignait exactement celle du niveau établi dans le château d'eau qui l'alimentait. Il avait donc relié un entonnoir de verre (le château d'eau du livre) à une pipette (dont s'échappait le jet d'eau) par un tube de caoutchouc (la canalisation enterrée). Et, l'entonnoir une fois rempli, il avait eu beau jeu de nous montrer que l'eau jaillissait de la pipette seulement lorsque celle-ci était placée au dessous du niveau de l'eau dans l'entonnoir. Puis, tenant l'entonnoir d'une main, il abaissait et remontait la pipette de l'autre pour montrer comment la force du jet était d'autant plus élevée que la pipette était située plus bas que l'entonnoir, et donc que les gens habitant un rez-de-chaussée étaient plus assurés d'avoir de l'eau courante que ceux habitant un étage élevé…

Tout ceci était instructif et distrayant mais quelque chose clochait dans l'expérience; car enfin, - la figure du livre était formelle – la hauteur du jet aurait dû atteindre la hauteur exacte du niveau de l'eau dans l'entonnoir. Hors, quelle que soit la hauteur à laquelle notre maître élevait la pipette, ce jet manquait d'atteindre cette hauteur réglementaire de plusieurs bons centimètres. Et il semblait même que ce manque de performance soit d'autant plus grand que la pipette était située plus bas, là précisément où le jet avait un maximum de force…

Bien sûr, il n'était pas d'usage alors de contester ce que notre maître nous disait en classe, et je repartis de ce jour d'école gardant en ma mémoire l'impression que, décidément, les adultes savaient nous mentir au prétexte de nous apprendre...

Et à cet âge, je ne fis aucun rapprochement avec une autre énigme aquatique qui mettait en jeu également des tuyaux remplis d'eau. Je veux parler des tuyaux d'arrosage de ce square du Boulevard Lefebvre, où ma mère nous emmenait les jeudis de beau temps – car à cette époque, c'était bien le jeudi ce jour enchanté où "il n'y avait pas école".

Ces tuyaux d'arrosage étaient faits de grosse toile écrue percée à intervalle régulier d'un mince trou d'où jaillissait le filet d'eau venant arroser les plates-bandes au long desquelles ces tuyaux étaient déroulés. Mais chose curieuse, alors que, près de l'extrémité du tuyau raccordée au robinet d'alimentation, le jet d'eau égalait facilement en hauteur la taille du petit garçon que j'étais, près de l'autre extrémité – celle obturée par un bouchon de bronze – ce jet d'eau n'était plus qu'un petit pipi insignifiant...

Ce n'est là encore que bien plus tard, et seulement après avoir été initié aux secrets de la mécanique des fluides, que j'eus la solution de ces deux problèmes.


La solution


Mon instituteur et mon livre de Sciences Nat' avaient à la fois tort et raison. L'explication des défauts constatés est apportée par une discipline précise, celle de la Mécanique des Fluides, c'est-à-dire la mécanique des objets non solides que sont les liquides et les gaz.

Pour te faire comprendre les principes de cette mécanique très spéciale, il te faudra distinguer deux cas de figure selon que le fluide en question est en mouvement – nous dirons qu'il s'écoule – ou au repos. Dans ce dernier cas la loi dite des vases communicants établit de façon rigoureuse que le niveau de l'eau atteinte dans le château d'eau est bien le même que celui qu'elle atteint dans l'immeuble qu'il dessert. Et mon instituteur aurait été bien inspiré de ne pas chercher à faire jaillir un petit jet d'eau à l'extrémité de son tube car alors, l'eau n'étant plus au repos, le fait qu'elle s'écoule modifie complètement l'expérience…



L'expérience réalisée par notre instituteur

En fait, le jet d'eau n'a jamais atteint le niveau de l'eau dans l'entonnoir…

En effet, dès que le fluide s'écoule, il perd de l'énergie: cette énergie est dissipée dans les innombrables petits frottements que la conduite dans laquelle il s'écoule opposent à son avancement. Ces pertes d'énergie – appelées pertes de charge – sont, toutes choses égales par ailleurs, proportionnelles à la longueur de la conduite que le fluide doit parcourir durant son écoulement.

Cette loi de la Dynamique des Fluides en mouvement explique donc que le petit jet d'eau qui s'échappait du tube à expérience de mon instituteur avait d'autant plus de difficulté à s'élever qu'il en tenait l'extrémité plus basse, ce pauvre petit jet ayant dépensé la meilleur part de son énergie à parcourir le tube, et n'ayant plus la force de s'élever jusqu'au niveau auquel mon instituteur aurait souhaité qu'il s'élevât.

Et de même cela expliquait que les jets giclant de la conduite d'arrosage de la pelouse du square étaient d'autant moins élevés que l'on se rapprochait de l'extrémité du tuyau. Ainsi dans la figure suivante, et en supposant que l'eau s'écoule de la droite vers la gauche dans le tuyau horizontal, tu peux remarquer que la hauteur du jet décroit de la buse la plus à droite jusqu'à celle la plus à gauche. Et cette décroissance étant proportionnelle à la distance de chaque buse au robinet, tu aurais pu constater avec moi, en allant d'un bout à l'autre de l'allée qui longeait la plate bande, qu'une seule et même ligne droite aurait pu joindre le point le plus haut de ces multiples jets…


Les quatre éprouvettes, ouvertes à leur extrémité, reproduisent la hauteur du jet

 que tu obtiendrais en perçant le tuyau à leur base

Ainsi, les phénomènes qui avaient attiré ma jeune curiosité n'étaient que deux aspects d'un seul et même principe physique. Et je ne tiens plus rigueur à mon instituteur de nous avoir caché une partie de vérité qu'il aurait été sans doute difficile d'expliquer aux gamins que nous étions, comme je pardonne au gardien du square de n'avoir pas su arroser de manière uniforme les plantations qui lui étaient confiées avec un matériel bien mal conçu pour cela...


Et tout le reste n’est que littérature.


mercredi 16 août 2023

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Ne manquez pas non plus au bas de  ce numéro:

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Ce que je croyais alors…

 

1- Des roues qui tournent à l'envers!

 

Avant propos

 

Pourquoi?

Pour un enfant, c'est la question la plus souvent posée, tout au moins lorsqu'il a cessé de croire au Père Noël, c'est à dire à un âge que la sagesse des nations situe vers 7 ans…

Je me souviens de ce que je continuais de croire à cet âge et de quelques uns de ces "pourquoi?" que mes croyances d'alors ne manquaient pas de susciter.

Cette question qui, avec le recul, m'apparait devoir être reformulée de façon plus précise en un "pourquoi les adultes – après avoir conspiré pour nous faire croire en l'existence de ce vieillard débonnaire à la houppelande rouge – continuent ils de nous mentir?"

Ou à tout le moins "pourquoi ne nous disent ils pas toute la vérité?" sur ces petits mystères auxquels la vie quotidienne nous expose: des roues de voiture qui, vues à la télévision, tournent à l'envers, ou des ballons qui avancent simplement en se dégonflant pour ne citer que ces deux là…

Alors, et du haut de ma séniorité de grand-père, je vais prendre la liberté de te considérer comme un de mes petits-enfants et te supposer toujours habité(e) comme eux de la même curiosité enfantine. Et je te prendrai par la main pour te conduire sur les chemins de la vérité révélée de ces petits mystères.

Cette vérité qui devrait enfin te dispenser de continuer à poser à leur sujet la question:

Pourquoi?

 

Des roues qui tournent à l'envers!

 

Le cinéma était pour le gosse que j'étais alors une source de joie et d'apprentissage. A part leur couleur, réduite à l'invariable noir et blanc des productions de l'immédiat après guerre, les images projetées sur l'écran me semblaient d'un tel réalisme qu'elles ne pouvaient que témoigner fidèlement des spectacles de la vie "du dehors" qu'elles apportaient à mes yeux écarquillés. Les actualités surtout, qui, en l'absence de télévision, étaient alors de mise avant tout "long métrage", étaient pour moi le témoin fidèle de ce qui se passait dans la rue, avec le bénéfice additionnel qu'apportait la vision de lieux éloignés que j'hésitais à penser accessibles dans le déroulement de ma vie future…

C'est pourquoi, alors que mes parents nous avaient emmenés voir je ne sais plus quel film de Robert Lamoureux ou de Fernandel, les actualités de la guerre de Corée alors en plein fracas m'avaient frappé d'une vue incroyable, celle d'un tank américain avançant avec ses chenilles tournant en sens inverse de sa marche au sein d'un champ de neige…L'image avait été fugitive – guère plus de quelques secondes – et pourtant cette vision était tellement choquante au regard de ce que je pouvais appréhender de la marche d'un véhicule qu'elle restait gravée dans ma mémoire bien après la séance.

Ne doutant pas un seul instant de ce que j'avais vu à l'écran, je cherchai dans les jours qui suivirent une explication à ce phénomène. Certes, le spectacle d'un char de combat n'était pas chose si courante, hormis celui que nous ne manquions pas d'aller voir chaque 14 juillet sur les Champs Elysées, que je ne puisse douter de la cinématique de ses chenilles, mais cette dernière était suffisamment possible à reconstituer, ne serait ce qu'avec le petit tracteur Solido – le type "Flandres", précisément à chenilles – que j'avais reçu à l'occasion d'un Noël récent. Et ce petit tracteur me démontrait à l'envie que, en marche avant, ses chenilles descendaient bien de l'avant vers l'arrière, et que, si elles allaient en sens inverse, c'était uniquement lorsque le tracteur reculait!

Bien sûr, je ne perdais pas de vue non plus que l’image de ce char me renvoyait aussi celle d'un paysage enneigé: était-il donc possible que, sur la neige, les chenilles se comportent différemment et qu'il faille mettre le moteur en marche arrière pour aller de l'avant? Ou, plus plausible sans doute, l'homme chargé de la caméra n'avait il pas surpris ce char au moment précis où, emporté par la vitesse de sa charge, il tentait vainement de freiner sur ce terrain glissant en inversant la course de ses chenilles?

J'en étais resté à ce point de mes réflexions lorsqu'une nouvelle séance de cinéma m'offrit cette fois le spectacle d'une banale voiture dont les roues tournaient en sens inverse de la marche, sur une route parfaitement sèche, réduisant à néant les explications que j'avais tenté d'échafauder. Et avec ces explications s'écroulait aussi la belle confiance que j'avais placée jusqu'à présent dans la fidélité des images filmées; était-il possible après tout que le cinéma se permette de temps en temps des écarts avec la réalité? Cette question remettait en cause de telles certitudes que pas un instant je ne songeai à poser la question à un adulte, encore moins à évoquer ce problème avec mes camarades d'école.

En fait, l'explication de tous ces étranges phénomènes n'était pas si simple que cela, pas à la portée d'un enfant de mon âge en tout cas. Mais bien au fait à présent de la solution, je ne peux m'empêcher de trouver bien étrange, chaque fois que la télé nous renvoie des images de roues tournant à l'envers, que pas un seul spectateur, enfant ou adulte, ne s'étonne de ce spectacle tout bonnement incroyable…


La solution

 

Lors de ma séance de cinéma j'étais le sujet d'un phénomène optique bien connu: celui de la vision stroboscopique.

Que recouvre ce terme barbare?

C'est un phénomène qui se produit chaque fois que tu assistes à la superposition de deux mouvements périodiques, c'est à dire se répétant chacun avec une certaine fréquence – comme sur le dessin du yoyo qui monte et qui descend:

 

Le mouvement du yoyo est périodique, de période 2 secondes.

Sa fréquence – inverse de la période – est ici de la moitié de son trajet total par seconde

 

Un autre mouvement périodique que tu entends cette fois, tous les jours: celui des ondes sonores captées par tes oreilles, et dont la fréquence varie selon que le son est grave – basse fréquence donc grande période ou longueur d'onde – ou au contraire aigu – haute fréquence et courte longueur d'onde.

 

La fréquence sonore s'obtient en comptant le nombre d'amplitudes dans 1 seconde

Ici le son grave est de fréquence ~ 3 Hertz[1], le son aigu de ~ 34 Hertz

 

Chaque fois que les fréquences de deux mouvements périodiques superposés sont différentes, la Physique Vibratoire nous apprend que la composition de ces deux mouvements donne naissance à un autre mouvement animé de la différence entre les deux fréquences initiales[2].

Par exemple, procure toi un violon et un diapason – mettons que ce diapason donne le "La", c'est à dire qu'il vibre à la fréquence sonore du La, soit 440 vibrations par seconde – et posons le sur le violon tout en faisant sonner la corde du La: alors, tu entendras distinctement un 3ème son dont l'amplitude varie lentement, d'autant plus lentement que le violon est bien accordé, c'est-à-dire que la fréquence de vibration de la corde est proche de celle du diapason.

 

Comment on accorde un violon à l'aide d'un diapason

 

Expérience encore plus simple si tu n'as à ta disposition ni violon ni diapason. Tu as probablement un(e) ami(e) avec qui tu aimes te promener en laissant reposer tendrement ta main sur son épaule. Comme vous êtes proches l'un de l'autre, vous marchez – non pas "au pas" comme font les militaires en défilé – mais à une allure proche. Mettons que tu fasses 10 pas en 10 secondes – une promenade assez lente – pendant que ton ami(e) en fait 9. Alors, tu constateras que ta main s'élève et s'abaisse de façon périodique, mais s'immobilise 1 fois toutes les 10 secondes, au minimum de la hauteur caractérisant ce mouvement… 

Oui, j'avais raison de m'étonner en voyant les chenilles de ce tank reculer alors qu'il avançait. En l'occurrence, les deux mouvements périodiques étaient l'avancée des images du film d'une part – typiquement 24 images par seconde pour un film "standard" – celui de l'avancée de la chenille du tank d'autre part, un peu comme les maillons d'une chaine qui défileraient devant la caméra à une cadence – une fréquence – fonction de la seule vitesse du tank.

Tu dois bien retenir aussi que la différence de fréquences de ces deux phénomènes peut être positive ou négative, entrainant dans ce dernier cas l'illusion d'une chenille allant en sens inverse du tank qu'elle supportait…

Et c'est le même phénomène qui se produit dans le cas des roues d'une voiture filmée au cinéma ou à la télé, ou de l'hélice d'un moteur d'avion qui semble alors tourner à une vitesse si lente que l'on pourrait compter le nombre de tours qu'elle fait à chaque seconde…

 

Et tout le reste n’est que littérature.


[1] Du physicien allemand Heinrich Hertz qui étudia une autre forme d'ondes périodiques: les ondes électromagnétiques

[2] de façon rigoureuse, ce mouvement est accompagné d'un second mouvement animé de la somme des deux fréquences initiales; mais ce second mouvement n'est d'aucune utilité pour la résolution de notre problème.

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- Snippets


Qui a peur du chat pétomane?

Le chat GPT – prononcer à la française – se révèle beaucoup moins intelligent que ce que voudrait nous faire croire la doxa journaleuse.

En témoigne la réponse que ce chat fit à un sociologue (*) lui posant la devinette fameuse: "La mère de Quentin a trois fils: Pim, Pam et…?" et notre chat de répondre – évidemment – Poum!

J'ai eu l'occasion de coincer à mon tour cet algorithme sur une question de logique pure: "Jean dit à Françoise: "tu n'es pas sans ignorer que Paul est un menteur". Et notre chat de se révéler incapable de trancher sur la question de savoir si Françoise sait – ou ne sait pas – que Paul est un menteur…

On voit par là que l'appellation "intelligence artificielle", accolée un peu rapidement à cet algorithme en délicatesse avec la logique la plus élémentaire, convient assez mal à ce qui n'est qu'un brasseur de données s'efforçant de trouver la réponse la plus probable au lieu de chercher – et peut être trouver – la réponse la plus juste!

(*) Gérald Bronner, l'Express, 2 février 2023


Poupées russes

"Germany has changed, Russia has changed…"

Ainsi, en 2005, Cédric Klapisch fait il s'exprimer Tobias, le copain allemand de l'Auberge Espagnole, venu fêter avec ses amis le mariage de William à St Petersburg, tout à l'enthousiasme d'une jeunesse habitée par l'espoir d'un monde enfin sorti des idéologies mortifères du XXème siècle.

Hélas, si l'Allemagne s'est effectivement sortie de l'ornière nazie en faisant un louable effort pour confronter son Histoire récente, la Russie de Poutine, avec sa clique d'oligarques kleptomanes et de nervis FSBuesques, s'enfonce de plus en plus dans son délire soviétique, en essayant de ramener par la force l'Ukraine dans son giron et en déportant ses opposants politiques vers un nouvel Archipel du Goulag.


L'Empire des Extrêmes

Ayant tombé le masque à l'occasion de la pandémie de COVID – et du raté magistral de sa politique "zéro-COVID" sur son propre sol – la Chine de Xi Jinping se révèle tout à la fois impérialiste (ses rodomontades militaristes à l'égard de Taïwan), colonialiste (sa politique prédatrice en Afrique) et totalitaire (le génocide qu'elle pratique à l'égard du peuple Ouïghour dans le Xinjiang).

Mais où donc est passée la Chine bénévolente et Pacifiste – ce mythique Empire du Milieu – que Deng Xiaoping prônait à la sortie de plus de 30 ans de dictature maoïste?

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mercredi 21 juin 2023

11- Transition énergétique (mise à jour)

 

La transition énergétique

Une nécessaire mise à jour

 

Depuis mes articles de 2019 sur ce sujet[1]en évolution rapide, des nouveautés se font jour au rythme d'une annonce majeure pratiquement chaque semaine. Ainsi, parmi les événements les plus pertinents de ces dernières années:

 

-        l'irruption de la pandémie du COVID dans la problématique d'ensemble et l'écroulement, en 2020, des productions et consommations d'énergie tant au plan national qu'aux plans européen et mondial

-        le déclenchement de la guerre en Ukraine et son impact sur l'évolution du mix énergétique à partir de 2022

-         un retournement assez spectaculaire de l'Exécutif français sur la place qu'il convient de réserver à l'électronucléaire dans la réindustrialisassions du pays, confortant en cela nos premières conclusions sur le sujet[2]

-        l'édition par l'organisme Réseau de Transport Electrique (RTE[3]) d'une étude prospective[4] sur le mix énergétique national à l'horizon 2050, et intégrant en particulier la décision prise au niveau de l'UE d'arrêter la production de "véhicules thermiques"[5] dès 2035 – une première étape vers un monde "tout électrique"[6]?

-        la présentation de l'hydrogène comme solution magique au problème des énergies renouvelables, dernier buzz word médiatique dont il convient d'analyser la pertinence au regard des possibilités intrinsèques de ce vecteur d'énergie[7]

 

De plus, et s'agissant précisément des énergies renouvelables, il convient de faire un nouveau point sur les mérites relatifs de ces énergies en intégrant la progression constatée des énergies renouvelables électriques[8] – et les problèmes de stockage d'énergie posés par ces énergies fatales[9] – ainsi que les limites quantitatives attendues des énergies renouvelables thermiques, tout particulièrement de la biomasse[10].

 

Et en final, montrer en quoi la stratégie nationale doit être adaptée pour satisfaire ce qui reste l'objectif premier de toute transition énergétique: sortir les énergies fossiles du mix énergétique afin de garantir une moindre évolution du climat compatible avec la vie sur Terre d'ici la fin du siècle[11].

 

1.   où le monde d'après COVID ressemble au "monde d'avant"

 

La figure 1 illustre le bilan énergétique de la France[12] en 2021, année de reprise économique après la pandémie ayant conduit au confinement de 2020.

 


Fig.1 Bilan énergétique de la France pour 2021

 

1ère remarque:

Les quantités d'énergie sont à présent exprimées en térawatt-heures[13] (TWh) et non plus en millions de tonnes-équivalent pétrole (MTep). Néanmoins le lecteur assidu ne sera pas déstabilisé car il a appris[14] que:

1Mtep = 11,63 TWh 

Par la suite on utilisera indifféremment l'une ou l'autre unité sachant que le TWh sera plus pertinent au regard de la mesure d'une énergie électrique, le Mtep l'étant davantage au regard d'énergies stockables (dont les énergies fossiles…)

2ème remarque:

La colonne de gauche détaille les "énergies primaires" qui sont mobilisées en vue de leur consommation (détaillée en colonne de droite) c'est-à-dire que, pour l'essentiel, ces énergies ne sont pas produites sur le sol national[15].

3ème remarque:

De la nécessité de définir ce qu'est une énergie primaire, c'est-à-dire une énergie naturellement présente dans l'atmosphère (énergie éolienne, solaire) à la surface de la terre (hydraulique, biomasse) ou dans la croute terrestre (énergies fossiles, uranium). L'énergie électrique n'est donc pas une énergie primaire[16], c'est un vecteur d'énergie qu'il faut produire par transformation d'énergies primaires.

 

Constats sur le bilan 2021:

Avec 2856 TWh, et par rapport au bilan 2019[17], la France a mobilisé 5% d'énergies primaires en moins, dont 9% d'énergies fossiles en moins (à 1325 TWh) 5% d'énergie nucléaire en moins (à 1150 TWh) et 10% d'énergies renouvelables en plus à 380 TWh.

Dans le même temps, elle a consommé 1778 TWh, sensiblement la même quantité qu'en 2019[18]. De même la consommation d'énergies fossiles sous forme énergétique[19] reste à ~ 82 Mtep voisine des 85 Mtep de 2019. L'effort, à fournir, pour le remplacement de ces énergies fossiles reste donc du même ordre, mais varie en fonction de l'usage final qui en est fait. Ainsi les transports, premiers consommateurs d'énergie à 501 TWh[20], dépendent des énergies fossiles pour 91% de ce chiffre…

On reviendra sur ces différences d'usage pour expliciter la stratégie de transition à mettre en œuvre.

 

2.   le bilan 2021 de production d'énergies renouvelables

Même si cette production nette[21] augmente de 10% par rapport à 2019, les énergies renouvelables continuent de ne contribuer que pour 12% (~ 345 TWh) des ressources primaires mobilisées avec une répartition en nature de ces énergies évoluant comme explicité en figure 2.


Fig 2. Répartition des énergies renouvelables dans le mix primaire

 

Cette répartition est plus instructive si l'on agrège ces différentes sources selon 5 grandes classes par ordre décroissant d'importance:

-        la biomasse solide: 131 TWh soit 4,5% du mix primaire

-        les énergies renouvelables électriques: 111 TWh (3,9%)

-        les pompes à chaleur: 41 TWh (1,4%)

-        biocarburants & biogaz: 38 TWh (1,3%)

-        autres (géothermie…): 24 TWh (0,9%)

En d'autres termes, en séparant les énergies renouvelables "électriques" par nature que sont l'hydraulique, l'éolien et le solaire photovoltaïque (total: 111TWh), les énergies renouvelables "thermiques" continuent d'être la première source d'énergies renouvelables (à 234TWh) soit 8,2% du mix primaire. Et si l'on retranche des énergies renouvelables électriques la part de l'hydraulique (~ 59 TWh[22]) la somme de l'éolien et du solaire photovoltaïque reste inférieure à 2% de ce mix.

Au-delà des limitations intrinsèques à ces deux sources d'énergie déjà vues en leur temps[23], quelles sont les avancées significatives à espérer de ces dernières?

 

       L'énergie éolienne ou la course au gigantisme:

On avait vu que la puissance unitaire installée des éoliennes était le principal obstacle à la récolte de masse de l'énergie des vents. La figure 3 montre l'évolution récente ainsi que celle projetée à l'horizon 2030 de cette puissance. On y voit que, au-delà de la technologie mature en 2021 (12 MW unitaires pour une hauteur de 220 m), la prochaine génération d'éolienne pourrait friser la taille de la tour Eiffel[24]…il n'est pas du tout certain que le déploiement de cette technologie à grande échelle soit accepté, sur terre, par les populations concernées…

 


Fig3. Évolution des caractéristiques des éoliennes

Un tout autre déploiement mérite qu'on s'y attarde: celui de l'off shore pour lequel l'installation loin des côtes de ces grandes éoliennes pourrait se révéler d'autant plus intéressante que le facteur de charge[25], de l'ordre de 25% pour l'éolien terrestre pourrait monter à 50% dans ce cas[26]. A cet égard la mise en service fin 2022 de la "ferme éolienne" de St. Nazaire[27] est une expérience à suivre tant en termes de productivité que d'acceptabilité sociale.

 

       L'énergie solaire Photovoltaïque ou la chasse au foncier:

Les retours d'expérience sur les installations photovoltaïques réalisées permettent d'établir un ordre de grandeur pour la valeur moyenne annuelle du facteur de charge de cette technologie, variant de 10% en Région Nord/Pas-de-Calais à 15% en Région PACA[28]. Dans ces conditions, et en se rappelant la valeur moyenne annuelle de l'Irradiation solaire Globale Horizontale en France métropolitaine[29], une puissance Photovoltaïque installée de 1 GW occupera une surface moyenne de l'ordre de 1000 ha, une fois intégrés les panneaux solaires, les infrastructures de support, de transformation[30] et de raccordement au réseau électrique national.

Avec le retour ci-dessous sur la biomasse, on reviendra sur ce problème d'occupation des sols en France. En attendant il apparaît raisonnable de cantonner autant que faire se peut l'installation du photovoltaïque aux sols déjà artificialisés (toitures, parkings…). En tout état de cause, il faudra rester vigilant sur le développement de l'agrivoltaïsme[31] qui, exploitant le faible coût du foncier agricole, pourrait inciter les agriculteurs à se détourner de leur activité première: la production de nourriture[32]


       Energie fatale ou pilotable?


Une précision tout d'abord: 

Pour un générateur de puissance installée P, dire que son facteur de charge pendant une durée D est de - par exemple - 20%, c'est dire que ce générateur a fourni  en moyenne 20% de sa puissance P pendant cette durée de temps. En d'autres termes, c'est comme si le générateur était à l'arrêt durant 80% du temps, et fonctionnait à pleine puissance pendant les 20% de temps restant. (Suis je clair?)

Compte tenu de cette précision, dire, par exemple, que le facteur de charge moyen du solaire en Région PACA est de 15%, c'est comme si les panneaux ne délivraient aucun courant durant 85% du temps. De même, un facteur de charge de 25% pour les éoliennes terrestres, c'est comme si ces éoliennes étaient arrêtées 75% du temps. On peut résumer ce problème par la question commune à ces deux technologies: "que fait-on par les nuits sans vent?"[33] Pour cette raison, ces sources d'énergie sont dites fatales car dépendant de facteurs indépendants de la volonté humaine.

En supposant solaire photovoltaïque et éolien comme uniques sources d'énergie, un dispositif de secours doit prendre la relève durant les absences de production sous la forme d'une source indépendante des conditions météo: une telle source est dite pilotable; il peut s'agir:

-        d'une centrale hydroélectrique…à condition que la pluviométrie ait été suffisante dans l'intervalle pour alimenter la retenue d'eau ou le débit fluvial: l'hydroélectricité est un peu fatale elle aussi!

-        d'une centrale électrique traditionnelle fonctionnant aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz)[34]ce qui va à l'encontre de l'objectif initial de "sortir des énergies fossiles"…

Et le retour d'expérience en provenance d'Allemagne, illustré en figures 4 et 4bis, montre qu'un investissement massif en énergies renouvelables électriques ne diminue pas la nécessité d'investir simultanément dans de telles centrales traditionnelles[35].

 


Fig.4 Allemagne: l'investissement massif en énergies renouvelables électriques[36]

 

 Fig.4bis…n'a pas diminué la dépendance en 'pilotables'[37]

 

3.   Alternative: le stockage de l'énergie

 

Le principe:

Stocker une partie de l'électricité produite quand il y a du vent et/ou du soleil, pour la restituer dans l'éventualité contraire. De plus, il faut qu'à chaque instant la puissance électrique produite – somme des puissances des générateurs mis en œuvre – soit égale à la puissance consommée – somme des puissances des équipements utilisateurs – au risque, sinon, d'un "décrochage" du réseau et d'un black out généralisé à son ensemble.

Quantifier la puissance de stockage destinée à pallier un déficit temporaire (intermittence) de production relève d'une étude multi-paramètres[38] dépassant le cadre du présent article. On se contentera ici d'une approche heuristique en remarquant que le stockage est destiné à s'affranchir de son alternative: la mise en œuvre de centrales pilotables. Dès lors, l'expérience allemande suggère que la puissance de secours soit du même ordre de grandeur que la puissance nominale à secourir. En d'autres termes, il sera prudent d'accompagner l'installation de 1 GW d'énergies renouvelables électriques avec 1 GW de puissance de stockage[39].

 

Problème:

On ne sait pas stoker l'électricité en quantités appréciables[40]. Ce stockage doit donc être précédé d'une transformation en une autre forme d'énergie stockable, sachant que cette transformation ne se fera pas sans perte, c'est à dire que le rendement de conversion  sera un paramètre déterminant du choix de l'énergie stockable retenue. Cette énergie pouvant être:

-        mécanique, dans une Station de Transfert d'Energie par Pompage (STEP)

-        chimique, dans une batterie

-        voire un autre vecteur d'énergie, par exemple l'hydrogène…

On reviendra plus loin sur la problématique spécifique à l'hydrogène.

Pour la conversion en énergie mécanique, la figure 5 explicite le fonctionnement d'une STEP, c'est à dire le pompage d'une masse d'eau de l'aval vers l'amont (stockage) puis turbinage de cette masse de l'amont vers l'aval (restitution), avec un rendement de 70 à 85%[41]. Ce procédé largement utilisé pour réguler la production heures-pleines / heures-creuses des centrales électronucléaires présente l'inconvénient de nécessiter des sites à dénivelé conséquent: la puissance totale actuelle des STEP en France est ainsi de 7GW, la plus puissante (1,8 GW) étant située dans l'Isère[42] (fig5bis).

Des extensions sont en cours ou en projet sur des sites hydroélectriques existants[43] tandis que des études sont menées visant le couplage des futurs champs éoliens marins à des STEP côtiers. On peut toutefois s'interroger sur le devenir de ces projets infiniment plus conséquents que la modeste retenue de Sivens qui a suscité les oppositions que l'on connaît…

 


Fig5. Schéma d'une STEP



Fig5bis. STEP de Grand-Maison (Isère)

 

       Stockage sur batteries (énergie chimique):

La technologie actuelle la plus efficace est celle basée sur la migration, entre les deux électrodes, d'ions de lithium[44]au sein d'un électrolyte complexe[45] et qui ne "pèse" que ~ 7kg par kWh stocké contre ~ 20kg pour la traditionnelle batterie au plomb, tandis que le rendement peut atteindre 90% dans des conditions opérationnelles optimales[46] contre 30 à 50% pour le plomb.

La figure 6 explicite le processus de charge/décharge de la batterie lithium tandis que la figure 7 replace cette technologie en comparaison aux autres technologies de batterie, tant en termes de poids au kWh qu'en capacité de stockage par unité de volume[47].

 

Fig6. Charge & décharge d'une batterie Li-ION


 

Fig7. Caractéristiques des différentes technologies de batterie

 

Pour autant, la technologie lithium est-elle de nature à résoudre le problème de secours aux énergies renouvelables électriques fatales?

 

Considérons 1 GW installés d'énergies renouvelables électriques que nous souhaitons secourir durant une heure "de nuit sans vent": il aura fallu stocker au préalable 1 GWh soit l'équivalent de13000 batteries de voiture Tesla Model S75 chargées à 100% de leur capacité unitaire de 75kWh…

Cet exemple peut servir à illustrer le concept de Vehicule to Grid (V2G) proposé pour l'utilisation des batteries de voitures à l'arrêt[48] en temps que secours des énergies renouvelables électriques fatales. Avec l'hypothèse d'un parc national de 16 millions de véhicules électriques à l'horizon 2035, on disposerait ainsi d'un secours potentiel de 1,2 TWh sous condition que l'ensemble du parc soit à l'arrêt avec la totalité des batteries chargées à 100%. Bien entendu, la situation de tous les jours sera autre, avec seulement une fraction du parc à l'arrêt et en capacité de restituer au réseau une partie de sa charge…

Sur ces hypothèse, l'étude conjointe RTE-AVERE[49]montre que, sur la base de 3% de véhicules électriques raccordés en V2G, ce système pourrait constituer un stockage de l'ordre de 35 GWh à condition de piloter la recharge des véhicules au moyen d'incitations économiques[50].

 

       Quelle capacité industrielle pour ce faire?

Les hypothèses ci-dessus reposent sur la croissance supposée du parc national de 2 millions de véhicules électriques par an à 76 KWh moyens par batterie, soit une capacité de production de batteries de ~ 150 GWh /an, ce qui suppose un développement industriel conséquent alors que la capacité européenne en 2018 culminait à 7 GWh /an[51].

Ce constat est à la base de l' Important Project of Common Interest (IPCEI) sur les batteries, lancé par l'UE à hauteur de 1,5 milliards d'euros[52]. Cet "Airbus de la batterie" se concrétise au niveau national par les annonces récentes de création de 4 "gigafactories[53]" localisées dans les Hauts-de-France[54] à Dunkerque (2 usines), Douvrin et Douai dont les productions combinées pourraient atteindre les 150 GWh/an à l’horizon 2030[55].

Ce développement industriel ne pourra éluder le problème de disponibilité des matières premières, tout particulièrement des métaux "rares" dont la filière lithium est grosse consommatrice. Ainsi l'Agence Internationale de l'Energie (AIE) estime[56], au plan mondial, que d'ici 2040 l'hypothèse du transport "tout électrique" conduirait à multiplier par 42 la demande en lithium, par 21 celle en cobalt, par 19 celle en nickel ainsi que la demande en graphite par 25 et la demande en terres rares par 7…

L'analyse géopolitique de ces approvisionnements dépasse les limites du présent article et devrait être effectuée dans le cadre du Thème N°2 (indépendance énergétique) telle que décrite précédemment[57]. On se contentera de remarquer ici que, compte tenu de l'état actuel des réserves prouvées de lithium, la constitution d'une "OPEP du lithium" n'est pas à exclure, qui pourrait rebattre considérablement les cartes de la viabilité du "tout électrique"[58]

 

4.   retour sur la biomasse: quelles limites?

 

En 2021, la biomasse demeure la première énergie renouvelable dans le mix primaire avec 170 TWh – ou 14,6 Mtep – d'énergie mobilisée, soit 5,9% du total d'énergies primaires[59]. Par rapport à notre analyse de 2019[60], des précisions doivent être apportées sur les limites de cette source d'énergie au regard de l'objectif d'abandon des 82 Mtep d'énergies fossiles à remplacer comme vu plus haut. Ces limites porteront:

-        sur la biomasse solide, presque totalement constituée de "bois-énergie"

-        sur la biomasse liquide au travers des biocarburants

-        sur la biomasse gazeuse au travers du biométhane

 

Possibilités et limites du bois-énergie

 

Les données actualisées sur la forêt française[61] font état de 17 Mha boisés (~31% du territoire national) en expansion au rythme de 89 kha/an. La production annuelle moyenne sur la décennie écoulée ressort à 89 Mm3, limite supérieure de prélèvement si l'on veut se restreindre à la partie renouvelable de forêt, gage de la neutralité carbone recherchée.

Le prélèvement annuel moyen, loin de cette limite, ressort à ~50 Mm3, l'entrave, d'ordre économique, au développement de cette filière étant du fait que 75% de la forêt est de statut privé[62].

La figure suivante résume la "problématique forêt" telle qu'elle se pose au niveau européen[63], avec une conclusion d'ensemble répliquée en France, savoir que le bois-énergie représente la moitié des prélèvements:

 


Fig8. Les flux forestiers en Europe en millions de m3

(données 2010)

 

On brule donc la moitié de ce que l'on prélève, par opposition au bois d'œuvre et au bois industriel destinés à des usages non énergétiques. Bien noter que, comme schématisé sur la figure 9, le bois-énergie est de relative faible valeur marchande[64]. Il représente cependant 96% de la biomasse solide[65] soit 10,8 Mtep en 2021, correspondant à ~43 Mm3 sur la base de l'équivalence énergétique moyenne du bois[66].

 


Fig9. Schéma d'utilisation de l'arbre adulte

 

Ce dernier chiffre, rapproché du 50% des prélèvements annuels de 50Mm3 indique que l'on brule beaucoup plus que du bois renouvelable: il s'agit en particulier de bois "en fin de vie" (vieux meubles, récupération de démolition…), mais aussi du bois-énergie importé[67].

En tout état de cause le bois-énergie renouvelable est limité par le montant de la disponibilité brute de 89 Mm3, soit l'équivalent de 22,2 Mtep. Augmenter de façon significative le bois-énergie ne peut donc se faire qu'en accroissant la surface plantée en forêts, ce qui revient à faire un arbitrage sur l'occupation des sols.

 

Quelle occupation des sols pour les forêts?

 

Par comparaison avec la surface forestière, la Surface Agricole Utilisée (SAU) couvre 29 Mha ou 54% du territoire: la France demeure un grand pays agricole[68]

Cette SAU se subdivise elle-même en terres arables (~13,5 Mha), prairies temporaires (~4,9 Mha) et permanentes (~7,7 Mha), cultures pérennes (~1Mha: vergers, vignes…) et autres SAU (~1,9Mha: vergers familiaux, jardins…). Toutes ces terres ne sont pas égales en capacité de séquestration du carbone comme l'illustre la figure suivante établie par le GIEC[69]

 


Fig10. Comparaison sols/végétation des séquestrations moyennes de C

(en tonnes de C par ha)

 

L'impératif de "neutralité carbone" préalable à l'utilisation énergétique de la biomasse nous impose de ne convertir en forêts que les seules surfaces affichant une moindre séquestration totale (sols[70] + végétation) que les 150 tonnes/ha réalisés par les "forêts tempérées": on voit que, dans notre "climat tempéré" cela n'est possible que pour les seules "terres de culture", encore faut-il en retrancher les "cultures pérennes" et "autres SAU" difficilement reconvertibles. La conversion ne peut donc concerner que les seules terres arables[71], soit une surface maximum de 13,5 Mha inférieure aux 17 Mha de la forêt actuelle…on n'arriverait donc pas à doubler le volume de bois-énergie même en supprimant toutes les cultures!

A défaut de conversion massive des terres arables, on peut rendre ces dernières plus productives de bois au moyen de l'agroforesterie: les expérimentations conduites par l'INRAE[72] permettent ainsi de conclure que la conversion de 10% des terres arables d'ici à 2050 permettrait la production de 200 Mm3 étalée sur les 15 ans de croissance moyenne des arbres, permettant de compenser, partiellement, l'importation de bois-énergie.

 

Les biocarburants: manger ou conduire, il faut choisir

 

Même si, au plan européen, la figure suivante montre qu'il existe une marge considérable de production des cultures énergétiques[73], on atteint rapidement au plan national la limite acceptable de transformation des cultures en biocarburants.

 



Fig11. Surface potentielle de cultures énergétiques en Europe

(carré rouge en bas à droite: surface actuelle en 2015)

 

Ainsi des biocarburants "de 1ère génération" produits selon deux filières[74]:

-        le bioéthanol produit par fermentation des sucres et incorporé à l'essence en proportions diverses (E5 E10 E85):

 

Fig12. Filière du bioéthanol de 1ère génération


-        le biogazole obtenu par estérification des huiles végétales et incorporé de même aux gazoles commerciaux (B7 B10 B30) ou utilisé pur (B100) dans des moteurs adaptés

 

Fig13. Filière du biogazole de 1ère génération


Ces biocarburants ont en commun de mobiliser des ressources alimentaires[75]. Le nécessaire arbitrage alimentation/biocarburants a conduit l'UE à formaliser la directive Indirect Land Use Change (ILUC) fixant, dans une enveloppe de 10% d'énergies renouvelables dans les transports, à 7% max la couverture énergétique au moyen des biocarburants de 1ère génération[76].

Cette directive encourage ainsi le développement des biocarburants de seconde génération, pour lesquelles les matières premières sont des cultures dédiées ou des résidus – ligno-cellulosiques et non alimentaires[77] – de cultures (paille, menu-bois…).

 

Fig14. Filière ligno-cellusose de 2ème génération

 

A l'échelle européenne, le remplacement des énergies fossiles par l'ensemble des biocarburants est fixé par la Directive RED II et son schéma en escalier[78] qui résume les objectifs à l'horizon 2030 :

-        14% de l'énergie des transports assurés par des énergies renouvelables

-        dont 7% max en biocarburants de 1ère génération comme vu ci-dessus

-        et 3,5% minimum de biocarburants "avancés"

 

Fig 15. Schéma en escalier de la directive RED II


Noter que la France en 2021 se révèle exemplaire: sur les 501 TWh, ou 43,1 Mtep consommés dans les transports[79]:

-        7% soit 3 Mtep sont d'ores et déjà couverts en biocarburants de 1ère génaration

-        2% ou 0,9 Mtep sont couverts en énergies renouvelables électriques[80], avec une marge de progression pour atteindre d'ici 2030, les 3,5% de la 3ème marche du schéma RED II

-        mais ce qui laisse encore 91% (39,2 Mtep) couverts en énergies fossiles…

Au passage, la France couvre donc 9% des transports en énergies renouvelables – sur les 10% demandés par la Directive ILUC – faisant mieux que l'Allemagne en la matière[81]

 

Le bio-méthane ou comment digérer nos déchets

 

La décomposition des déchets organiques – à l'abri de l'air – produit du méthane selon deux filières:

-        acidogénèse avec génération intermédiaire d'acide carbonique

-        acétogénèse avec génération intermédiaire d'acide acétique

avec dans les deux cas libération conjointe de CO2[82]

 

Au plan pratique, ces réactions sont réalisées au sein d'un "digesteur" (figure 16) admettant en entrée les déchets organiques – produits par l'agriculture, l'élevage, les industries agroalimentaires ainsi que les collectivités – pour donner en sortie un biogaz pouvant être utilisé en production jointe d'électricité et chaleur ("cogénération"[83]) et une masse solide ("digestat") qui restitue l'azote de ces déchets, neutre au regard des deux réactions chimiques ci-dessus. Ce digestat – presque équivalent en masse de celle des déchets en entrée – étant utilisable sous forme d'engrais en épandage ou de matière première pour transformation en compost[84].

 

Fig16. Schéma d'une unité de méthanisation

 

De cette façon, les quelques 360 Mt de déchets produits au plan national pourraient donner à l'horizon 2030 et selon deux scénarios[85]:

-        "tendanciel", en extrapolation de la dynamique actuelle: 1,5 Mtep en cogénération plus 1,1 Mtep de biométhane

-        "volontariste", avec incitations financières: 2,6 plus 2,6 Mtep respectivement en cogénération et en biométhane

 

En final, de 2,6 à 5,2 Mtep pourraient ainsi contribuer aux énergies renouvelables via la récupération/transformation des déchets organiques. Mais les limitations ici seront sans doute d'ordre sociétal, le transport/stockage de millions de tonnes de ces déchets n'étant pas sans poser des problèmes de nuisances…

 

Conclusions sur la biomasse

 

Tout en rappelant que la biomasse reste le premier poste quantitatif des énergies renouvelables, des gains d'un ordre de grandeur seront difficiles à obtenir sur chacune de ses trois composantes:

-        un accroissement substantiel des quantités de bois-énergie supposerait, soit celui des prélèvements – qui restera entravé par le statut privé des trois quarts des surfaces boisées – soit celui des surfaces mises en forêts – au détriment de la production agricole – lequel restera marginal y compris dans un contexte volontariste de conversion à l'agroforesterie; en tout état de cause, la contribution énergétique du bois-énergie restera bien en deçà des 22,2 Mtep, équivalent énergétique de la disponibilité moyenne annuelle générée par les 17 Mha actuels de forêts

-        même en visant l'objectif de 14% d'énergies renouvelables dans les transports fixé par la directive RED II pour l'horizon 2030, et en supposant le doublement à 7% de la contribution des biocarburants de seconde – voire de troisième[86] génération – cet objectif ne permettra de contribuer que pour l'équivalent, en données de 2021, de 6,1 Mtep au bilan énergétique global

-        le développement du biogaz restera dans une fourchette n'excédant pas 5,2 Mtep dans le meilleur des scénarios de l'étude Green Gaz Grid

La simple addition des 3 chiffres ci-dessus montre que la biomasse ne saurait à elle seule remplacer les 82 Mtep d'énergies fossiles consommées en 2021…

 

5.   vers le tout électrique?

 

Etat actuel des lieux:

Une mise à jour de la situation nationale telle que compilée sur le site https://app.electricitymaps.com – et selon la méthode explicitée[87] en 2019 – est donnée sur les figures suivantes pour deux dates:

 

-        5 février 2020, soit tout juste avant le confinement COVID, et dernière année pleine avant cette pandémie; à 19 heures, la France s'y révèle parmi les pays les plus "verts" d'Europe, en émettant moins de 100 g de CO2 par kWh produit

 


Fig17. Productions électriques en Europe le 05/02/2020, 19H00

 

-        5 décembre 2022 à 17heures, où par contraste, la France y est bien moins verte[88] du fait de l'arrêt, pour causes diverses de 16 réacteurs électronucléaire sur 56, soit une puissance électronucléaire disponible inférieure à 40 GW pour une puissance installée de 61GW[89]

 


Fig18. Productions électriques en Europe le 05/12/2022, 17H00

 

De façon plus précise, le document RTE sur le bilan électrique national en 2022[90] fait état d'une chute, par rapport à 2021, de 82 TWh de production électronucléaire, que n'arrivent pas à compenser les différentes énergies renouvelables électriques, que ce soit l'hydraulique (-12TWh: année "sèche"), l'éolien (+1TWh: année peu venteuse) ou même le solaire (+4TWh) en dépit d'une année particulièrement chaude[91]

Le solde négatif n'a été en fait comblé que par un recours aux centrales thermiques à gaz (+11TWh) et à l'import de 14 TWh d'électricité depuis des pays tiers[92] (figure 19)

 

Fig19. Le déficit de production d'électricité en 2022

 

L'année 2022 est ainsi l'illustration du caractère aléatoire d'un recours aux énergies fatales pour combler un éventuel déficit de production des énergies pilotables.

 

Prospective à l'horizon 2050:

 

Le document "Futurs énergétiques 2050" de RTE[93] s'appuie sur la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) de 2020[94] qui fixe comme objectifs simultanés pour 2050 une réduction de consommation totale énergétique de 40% pour atteindre 930TWh, et un accroissement de la production/consommation d'électricité de +1% l'an pour atteindre 510 TWh à cette date (figure 20).

 


Fig20. La stratégie nationale bas carbone: objectifs pour 2050

 

Le document RTE majore sensiblement ces objectifs avec une "trajectoire de référence" visant une consommation totale de ~ 1050 TWh, dont une fraction électrique de ~ 645 TWh, tout en maintenant l'objectif de neutralité carbone et la fin des énergies fossiles pour cette date.

Le schéma de la figure suivante résume cette prospective d'évolution des contributions des différentes sources d'énergie:

 

Fig21. La trajectoire de référence RTE d'ici à 2050 avec: 

-        charbon & pétrole en noir

-        gaz[95] en gris foncé

-        biomasse en gris clair[96]

-        l'hydraulique[97] en bleu

-        l'électronucléaire "historique"[98] en jaune en supposant le retrait progressif des centrales atteignant une limite d'âge fixée à 60 ans.

 

La zone rose du graphique constitue la fraction de production électrique pour laquelle les parts respectives d'énergies renouvelables électriques et d'électronucléaire constituent les hypothèses d'étude des différents scénarios envisagés par RTE sur la composition du "mix électrique". A partir de la trajectoire de référence vue plus haut, RTE identifie 6 scénarios multi-paramètres proposés à la décision politique selon le schéma des "coûts complets annualisés à l'horizon 2060" de la figure suivante avec:

 


Fig22. Couts complets annualisés d'ici 2060 pour 6 scénarios retenus

 

-        en jaune: coûts de l'électronucléaire (historique & nouveau) y compris "l'aval du cycle"[99], les provisions pour démantèlement,

-        en vert: coûts des énergies renouvelables électriques, hors production de "stockage/déstockage", hors coûts de raccordement au réseau,

-        en orange: coûts des "flexibilités"[100] induits par l'usage des énergies renouvelables électriques, y compris la production renouvelable d'hydrogène,

-        en bleu foncé: coûts du réseau de transport haute tension, y compris ouvrages de raccordement et interconnexions,

-        en bleu clair: coûts du réseau de distribution moyenne tension, y compris ouvrages de raccordement,

-        en gris: les recettes d'export escomptées

 

Analyse coûts/bénéfices des 6 scénarios:

La figure 22 parle d'elle-même: pour un objectif de production électrique identique ce sont les scénarios N2 et N03 qui présentent les deux moindres coûts[101]. Ces deux scénarios présentent la caractéristique commune de maintenir un fort pourcentage d'électronucléaire dans le mix électrique final, de 37% pour N2 et 50% pour N03.

Dans le même temps, ces scénarios prévoient un développement raisonnablement possible du solaire photovoltaïque dont la puissance installée serait multipliée par 5 à 6 d'ici 2050, et celle de l'éolien terrestre de 2 à 2,5. Plus incertain serait le développement de l'éolien off shore avec une hypothèse visant à construire un nombre conséquent de "fermes du type St Nazaire": de 44 pour N03 à 72 pour N2…

Par opposition à ces derniers chiffres, les 4 autres scénarios verraient la construction de 90 à 124 fermes off shore, l'installation de 25 à 35 mille éoliennes terrestres et la mobilisation de 130 à 250 milliers d'ha de surfaces agricoles pour leur transformation en "fermes solaires"…

 

6.   et l'hydrogène dans tout ça?

 

Annoncé à grand renfort médiatique[102] le Plan Hydrogène français, finalisé à hauteur de 7,5 milliards d'euros[103] présente ce vecteur d'énergie comme le support incontournable de "l'énergie verte" de demain.

Qu'en est-il exactement?

On a vu que l'hydrogène sous forme gazeuse[104] étant absent de la biosphère[105], il faut commencer par le produire à partir de composés chimiques de l'hydrogène, heureusement abondants sous forme d'énergies primaires que sont:

-        les hydrocarbonates donc la biomasse ou les énergies fossiles,

-        l'eau, recouvrant sous forme d'océans 71% de la surface du Globe

 

Constat:

95% de l'hydrogène produit industriellement l'est actuellement par vaporeformage du méthane qui produit 9 tonnes de CO2 pour 1 tonne d'hydrogène, selon l'équation globale:

méthane + eau + chaleur → CO2 + H2

Si l'on veut être sérieux avec l'objectif de sortie des énergies fossiles, il convient de sortir également de ce procédé, au profit de la seule alternative actuellement possible[106], savoir l'électrolyse de l'eau.

 

Electrolyse de l'eau: les faits & les mythes:

"Craquer" la molécule d'eau (H2O), particulièrement stable, pour en séparer l'hydrogène de l'oxygène requiert une quantité appréciable d'énergie: 241 kiloJoules pour obtenir 2 grammes d'hydrogène[107], soit ~33,5 kWh par kg d'hydrogène libéré[108], que l'on résumera, de façon aisément mémorisable:

5 kWh donnent par électrolyse ~ 1000 litres d'hydrogène[109]

en prenant en compte le rendement actuel d'un électrolyseur: ~60%[110].

Cependant, on n'imagine pas le stockage et le transport de ce m3 de gaz, plus léger que l'air, dans un ballon flottant au bout d'une corde! Pour le stocker et le transporter commodément il faudra:

-        soit le comprimer: la norme industrielle actuelle est de 700 bars[111], réduisant ce m3 à 22 litres, qu'il convient de renfermer dans un réservoir suffisamment solide pour résister à cette pression[112]…au passage, cette compression sera effectuée moyennant 15% d'énergie supplémentaire

-        soit le liquéfier: à – 253°C, ce m3 n'occupera plus que 1,3 litres[113...avec un nouveau coût d'énergie supplémentaire de 35%

En final, des 5 kWh initiaux dépensés dans ce processus, on ne récupérera que l'équivalent de 2,55 kWh après compression ou 1,95 kWh après liquéfaction.

 

Un usage de l'hydrogène obtenu par électrolyse de l'eau suppose la disponibilité d'une quantité d'énergie électrique de 2 à 2,5 fois l'énergie finale escomptée.

 

De la couleur d'un gaz incolore

Les media, encore eux, se délectent de l'expression "hydrogène vert" c'est-à-dire dont l'usage ne produirait aucun GES.

On a déjà vu que ce ne pourrait être de l'hydrogène obtenu par vaporeformage[114]. Quant à l'hydrogène issu de l'électrolyse, cette appellation ne saurait être valide qu'en supposant "verte" l'électricité utilisée.

Le schéma du GIEC, rappelé en figure suivante et déjà explicité en son temps[115], montre qu'aucune source d'énergie primaire transformée en électricité n'est totalement "verte", si l'on intègre les émissions de GES produites par la construction/démantèlement des installations de production correspondantes[116].

 


Fig23. Emissions de GES par les énergies primaires

(en grammes de C02 par kWh produit)

 

Si l'on définit à présent comme "verte" une source d'énergie ne produisant pas de GES en exploitation, seules l'électronucléaire et les énergies renouvelables électriques se qualifient…avant le raccordement des installations correspondantes au réseau électrique national, car alors il est physiquement impossible de distinguer la "couleur" des électrons utilisés en final!

 

Stockage de l'hydrogène en tant qu'énergie de secours

Comme vu plus haut, l'hydrogène peut, de façon conceptuelle, remplacer STEP ou batteries comme solution de stockage des crêtes de production d'énergies renouvelables électriques pour assurer le secours de ces dernières durant leurs périodes d'interruption. Dimensionner la puissance d'électrolyseurs nécessaire suppose une étude prenant comme hypothèse le seuil à partir duquel cette "production de crête" doit être délestée du réseau électrique pour alimenter ces électrolyseurs.

Semblable étude, portant sur le seul cas de l'éolien[117] montre qu'avec un seuil fixé au quart de la puissance éolienne installée, les électrolyseurs ne recevraient, sur une période étudiée de 7 mois[118] que 11% de l'énergie produite; et tenant compte du rendement de la chaine globale:

Electricité produite → stockée → restituée

on ne récupérerait que 3,8% de cette énergie, un rendement global beaucoup moins élevé que celui vu avec les batteries au lithium.

 

Autres problématiques soulevées par l'usage de l'hydrogène

D'autres problématiques méritent d'être discutées qui dépassent le cadre de cet article. Citons notamment:

-        la stratégie de l'Allemagne et de son "plan hydrogène" à 9 milliards d'euros, pour sortir enfin des énergies fossiles, en particulier du gaz russe sous embargo depuis l'invasion de l'Ukraine,

-        le rôle de lobby exercé par les 27 groupes industriels membres de l'Association française pour l'hydrogène et les piles à combustible (AFHYPAC)[119], dans la décision du plan français et les modalités de sa mise en œuvre,

-        l'IPCEI Hydrogène[120] décidé par l'UE à l'initiative conjointe de France et Allemagne, son domaine d'application, son recouvrement potentiel avec l'IPCEI Batteries vu plus haut

-        l'usage de l'hydrogène dans les "piles à combustible"[121], et les problèmes de technologie, de matières premières qu'elles posent

-        son usage dans les transports qu'ils soient légers (voiture individuelle) ou lourds (camions, ferroviaire[122]) et les problèmes de réapprovisionnement en cours de route

-        surtout, les promesses ouvertes par la découverte récente d'hydrogène natif dans certains bassins miniers seraient de nature à rebattre entièrement les cartes de cet élément qui passerait alors du statut de vecteur d'énergie à celui d'énergie primaire[123]

 

Compte tenu de leur importance, ces différentes problématiques feront l'objet d'un autre article sur l'Economie de l'hydrogène. En tout état de cause, et compte tenu du faible rendement global actuel de la chaine électricité → hydrogène → électricité, un usage massif de ce vecteur d'énergie dans la transition énergétique – dont l'objectif reste, rappelons le, la suppression des énergies fossiles – ne peut s'envisager sans un recours non moins massif à la production d'énergie électrique décarbonée.

 

Et en guise de conclusions

De ce qui précède, une nécessaire stratégie se dégage pour assurer la neutralité carbone – et donc l'arrêt, ou le ralentissement de la dégradation climatique – à l'horizon 2050:

-        mettre en œuvre la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), avec d'importantes conséquences en termes de nouveaux usages de l'énergie,

-        réussir la conversion de la production électrique afin d'assurer les besoins exprimés par ces usages

 

Comment assumer la SNBC

Le choix implicite fait de l'abandon pur et simple des énergies fossiles à l'horizon 2050, conduit à un impératif d'économie d'énergie – de l'ordre de 950 TWh (ou 82 Mtep) en données 2021 – supposant une transformation profonde des usages de cette énergie. La part d'économie à effectuer dans chaque secteur d'usage se déclinant de la façon suivante[124]:

-        dans les transports: tenant compte des 9% d'énergies renouvelables déjà utilisés pour ce secteur, les 91% restants, consommés en énergies fossiles, devront être économisés, soit ~ 456 TWh ou 39,2 Mtep

-        dans le résidentiel, il faudra économiser, surtout sous forme de moindre chauffage ~ 197 Twh ou 16,9 Mtep

-        l'industrie pour sa part devra économiser dans ses différents procédés de production ~ 156 TWh ou 13,4 Mtep

-        dans le tertiaire, ~ 104 TWh ou 8,9 Mtep devront être économisés essentiellement sur les postes chauffage/climatisation

-        l'agriculture et la pêche enfin, devront économiser ~ 37 TWh ou 3,2Mtep, essentiellement sur leur motorisation

 

Ces économies ne pourront se faire sans de profondes transformations sociétales.

Ainsi des transports, qui pour le moment font la part belle à la route, avec 77% du trafic total contre 10% pour le rail[125]. Tenant compte du fait que le rail coûte 11 fois moins de grammes équivalents pétrole (gep) par voyageur.km que la route[126], un développement conséquent du trafic ferroviaire devra être assuré si l'on veut atteindre ces objectifs d'économie.

A terme, il faudra peut être envisager de limiter la voiture individuelle a du "cabotage routier", restreint à quelques dizaines de km autour du lieu de résidence, le rail se substituant à la route au-delà[127]. Ceci ne pourra être accepté que si les compagnies de transport ferroviaire densifient leur offre de trafic d'une part, imaginent et proposent de nouveaux services d'autre part (bagages lourds accompagnés, synergie de mobilités…).

Pour le résidentiel, il faudra achever la réhabilitation du bâti afin que le bilan thermique de chaque habitation atteigne, autant que faire se peut, la "classe A" du Diagnostic de Performance Energétique, voire atteindre les normes de "bâti à énergie positive" pour les nouvelles constructions.

Un effort semblable devra être fait dans les établissements du secteur tertiaire, avec une attention particulière au bilan énergétique des équipements de l'économie numérique[128].

Dans les industries grosses consommatrices d'énergie (métallurgie, pétrochimie…) l'innovation devra porter en priorité sur la définition et la mise en œuvre de nouveaux procédés d'extraction, de production et transformation des matériaux[129].

Enfin, on a vu que toute révision des termes de l'occupation des sols entrainée par la nécessaire transition énergétique ne pourra se faire sans une implication active du monde agricole. La valeur du foncier agricole, en particulier ne saurait être  la variable d'ajustement pour l'implantation massive d'éoliennes ou de fermes photovoltaïque.


Conversion de la production électrique

Si l'on se tient à la "trajectoire de référence" de l'étude RTE[130] pour l'évolution de la consommation électrique – 645 TWh en 2050 – il convient de privilégier l'un des scénarios qui maintiennent un socle d'électronucléaire conséquent, comme seule garantie:

-        de moindres risques techniques et sociétaux, vis-à-vis de ceux basés sur un choix 100% énergies renouvelables électriques,

-        d'une efficacité maximisée en termes de flexibilités[131], d'émissions de GES, de demandes en matériaux rares ou chers,

-        de moindres coûts totaux de développement à l'horizon 2060 retenu comme date de fin de l'électronucléaire "historique"

Parmi ces scénarios, le choix devrait se porter soit sur le scénario N03 (mix 50/50 entre électronucléaire et énergies renouvelables électriques) soit sur le scénario N2 (mix 37/63) tels que décrits dans l'étude RTE, avec une marge de possibles ajustements pour tenir compte des difficultés/opportunités rencontrées d'ici 2050[132].

Dans ces conditions, il devient urgent d'entreprendre les investissements nécessaires au développement d'une industrie nationale de l'éolien et du photovoltaïque, les subventions concentrées sur ces deux secteurs devant être redirigées sur l'offre et non sur la demande comme effectué jusqu'à présent[133], lesquelles ont surtout conduit à creuser le déficit commercial avec les pays leaders sur ces technologies[134].

Egalement urgents seront les investissements destinés à l'ensemble de la filière électronucléaire:

-        pour passer du prototype EPR actuel à des unités industrielles enfin fiabilisées[135]en vue de l'installation des 14 unités prévues dans chaque scénario

-        pour développer la filière industrielle des quelques small modular reactors (SMR) proposés en complément de ces EPR de seconde génération

Et pour garantir le futur de l'électronucléaire au-delà de 2060, ces investissements ne sauraient laisser de coté la R&D de 4ème génération, gage tout à la fois[136]:

-        d'une solution pérenne au problème des déchets d'électronucléaire

-        d'une évolution vers une électronucléaire "quasi" renouvelable par la réutilisation des stocks importants d'uranium "appauvri" accumulés au cours du dernier demi-siècle[137]

En final, et en attendant cette "fermeture du cycle du carburant" de l'électronucléaire, il convient de rappeler que le projet CIGEO[138] d'enfouissement profond des déchets – avec son moratoire garantissant pour 100 ans la réversibilité de cet enfouissement – constitue la seule solution actuelle raisonnable au problème des déchets à fortes activité et période radioactives.

 

Et tout le reste n'est que littérature…

 

Notes et références


[1] Mes articles des 5 février et 9 septembre 2019

[2] Et plus spécialement mon article du 9 septembre sur la réhabilitation de cette source d'énergie

[3] Filiale de EDF chargée, au plan national, de l'acheminement de l'électricité des producteurs aux consommateurs

[4] Futurs énergétiques 2050 - Principaux résultats, RTE, Octobre 2021

[5] Raccourci médiatique pour "véhicule à moteur à combustion interne"; rappelons que la machine à vapeur est elle aussi un "moteur thermique"…

[6] Et ce, même si l'Allemagne a depuis émis de fortes réserves sur sa mise en œuvre

[7] Et non source d'énergie comme on le verra plus loin

[8] Eolien, solaire photovoltaïque et électro-hydraulique 

[9] C'est à dire non pilotables comme vu plus loin

[10] Quelle soit solide ("bois-énergie"), liquide (biocarburants) ou gazeuse (biogaz)

[11] Future Global Climate, 6ème rapport, GIEC, 2022

[12] Chiffres clés de l'énergie, Edition 2022; au moment de la "mise sous presse" le bilan 2022 n'est pas encore définitivement arrêté Chiffres clés de l'énergie - Édition 2022 (developpement-durable.gouv.fr)

[13] "Mille milliards de Watt-heures!" comme continue de s'exclamer le capitaine Haddock…

[14] Cf. notre article du 5 février 2019 déjà mentionné

[15] Egalement vrai pour la "production" d'énergie nucléaire, qui est en fait importée sous forme d'uranium

[16] Si l'on met de côté l'énergie de la foudre que l'on ne sait pas encore maitriser…

[17] Bilan énergétique de la France pour 2019, Ministère de la transition écologique, janvier 2021

[18] On rappelle que la différence (de l'ordre de 93 Mtep) entre énergies mobilisées et énergies consommées est pour l'essentiel due au rendement limité par nature de la transformation chaleur → énergie mécanique (Cf. Réf 1)

[19] A l'exclusion des autres formes: pétrochimie, plastiques…

[20] Cf. Réf 12

[21] Déduction faite des fractions déstockage (19TWh) et importations (16TWh) de biomasse (Cf. Réf. 12)

[22] Cf. Réf 12

[23] Cf. Réf 1

[24] Les énergies marines renouvelables, conférence A&M, St Nazaire, novembre 2019

[25] Ou pourcentage moyen du temps de production d'un générateur d'énergie (Cf. Réf 1)

[26] Cf. Réf 24

[27] Puissance installée de 480 MW sous la forme de 80 éoliennes de 6 MW unitaire: Réf 24

[28] Le monde sans fin, Jancovici & Blain (Dargaud 2021)

[29] 1274 KWh/an.m2 (Cf. Réf 1)

[30] Le photovoltaïque délivre un courant continu qui nécessite le recours à un onduleur avant le transformateur de raccordement au réseau alternatif

[31] Le photovoltaïque au service de l'agriculture?, INRAE & Que Choisir, février 2023

[32] Une agriculture survoltée, Le Canard Enchainé, 2023

[33] Cf. Réf 4

[34] Ou d'une centrale électronucléaire qui serait déconnectée durant les périodes de production fatale

[36] En vert: éolien terrestre et côtier, en jaune: solaire photovoltaïque

[37] De bas en haut: hydraulique, bioénergies, nucléaire (noter le "décrochage politique" en 2011), charbon (brown & hard), pétrole, gaz

[38] Tels que: puissance installée unitaire, facteurs de charge individuels, puissances individuelles de consommation, fréquence des interruptions vent/soleil, durée de ces interruptions…

[39] Le chiffre de 1 GW étant donné à titre d'exemple

[40] Le condensateur électrostatique est si peu efficace que son unité de stockage, le Farad, se mesure en micro (millionième) voire pico (milliardième) de Farad…

[41] Pompage-turbinage, WikipédiA, novembre 2019

[42] Par comparaison, la puissance hydroélectrique totale en France est de 26 GW: Hydroélectricité en France, WikipédiA, mars 2021

[43] Sur la Truyère, la Dordogne et dans les Pyrénées: (Cf. Réf 41)

[44] Technologie Li-ION dans le sabir anglo-saxon

[45] Accumulateur lithium-ion, WikipédiA, juin 2020

[47] Cf. Réf 46

[48] Par exemple la nuit, en supposant une recharge sans problème durant la journée…

[49] Les enjeux du développement de l'électro-mobilité pour le système électrique, étude conjointe RTE/Association pour le développement de la mobilité électrique (AVERE), 2019

[50] Sur le modèle des différences de tarifs heures-pleines / heures-creuses par exemple

[51] Contre 215 GWh/an en Chine, ou 14 GWh/an au Japon: l'Express, octobre 2019

[52] Plus 4 milliards apportés par les industriels concernés (SAFT, Stellantis, Northvolt…) : L’Europe des batteries se construit, Arts&Métiers Mag, octobre 2019

[53] Appellation dérivant plus du GigaWatt-heure, unité de mesure de production annuelle, que de la taille réelle de ces usines…

[57] Cf. notre article du 5 février 2019

[59] Cf. Réf 12

[60] Cf. Réf 1

[61] Inventaire forestier – Le mémento, IGN, édition 2021

[62] Forêt en France, WikipédiA, mai 2020

[63] Quel avenir pour la forêt européenneAccueil - The Shift Project

[64] Typiquement, branchages de diamètre < 7cm

[65] Le reste étant constitué de résidus agricoles: tourteaux…

[66] En moyenne, 1m3 donne 560kg de bois anhydre, toutes espèces confondues, et il faut bruler 2,25 tonnes de ce bois pour obtenir 1 tep: La neutralité carbone du bois énergie?, Philippe Leturcq, 2011

[67] Cf. Réf 61

[68] Surface agricole utilisée, WikipédiA, avril 2020

[70] sous forme végétale (racines, bactéries…) ou animale (vers de terre…)

[71] C'est-à-dire couvertes en céréales (9,4Mha), oléagineux (2,3Mha), autres annuelles (1,3Mha: betterave, lin…), jachères (0,5 Mha), et en excluant les prairies temporaires (4,9Mha): Statistique agricole annuelle 2021 (Version corrigée) - Chiffres définitifs|Agreste, la statistique agricole (agriculture.gouv.fr)

[72] Agroforesterie, WikipédiA, octobre 2019

[73] Biomasse (énergie), WikipédiA, septembre 2018

[75] Céréales et betterave (produits localement) pour le bioéthanol, colza et tournesol pour le biogazole ainsi que soja et huile de palme (importés)

[76] Indirect Land Use Change, Directive UE 2020

[79] Cf. Réf 12

[80] Véhicules électriques et…le ferroviaire!

[82] Méthanisation, WikipédiA, juin 2021

[83] Et/ou en biométhane, directement substituable au gaz naturel une fois épuré du CO2 qu'il renferme

[84] Cf. Réf 82

[85] GreenGazGrid dans: La librairie ADEME

[86] Basée sur l'exploitation des algues, cette 3ème génération reste encore largement expérimentale

[87] Mon article du 5 février 2019

[88] Tout de même meilleur 3ème pays après Norvège et Suède, avantagés par leurs capacités en hydraulique et en biomasse, et 4 fois meilleur que l'Allemagne…

[89] Ce dernier chiffre tenant compte de l'arrêt des réacteurs de Fessenheim

[90] Bilan électrique 2022 – Principaux résultats, RTE, février 2023

[91] Et ceci en dépit d'un accroissement des puissances installées d'éolien (+1,9 GW) et solaire (+2,6 GW)

[92] Grande-Bretagne, Suisse, Allemagne

[93] Futurs énergétiques 2050 – Principaux résultats, RTE, octobre 2021

[94] Stratégie nationale bas-carbone, Ministère de la transition écologique, mars 2020

[95] Supposé décarboné: biométhane…

[96] A hauteur de 21,5 Mtep en 2050 contre les 14,6 Mtep de 2021

[97] Supposé maintenu au niveau de ~ 60 TWh (pluviométrie annuelle constante en moyenne)

[98] C'est à dire en absence de toute nouvelle centrale construite d'ici 2050

[99] Dont le traitement des déchets

[100] Telles que décrites dans le document RTE-AIE, Conditions et prérequis…, Synthèse, janvier 2021

[101] Et ce même en considérant la zone grisée d'incertitude autour des coûts "objectifs"

[102] Une bouffée d'hydrogène, l'Express, 13 mars 2019

[103] Plus 2 milliards d'investissement industriel: 404 | Ministères Écologie Énergie Territoires (ecologie.gouv.fr)

[104] "…aux conditions normales de température et de pression: Cf. vos anciens cours de chimie!

[105] Les quelques traces d'hydrogène natif disparaissant rapidement au-delà de l'atmosphère terrestre du fait de sa très faible densité

[106] En laissant de coté la thermolyse à haute température (900 à 3000°C) consommatrice à l'excès d'énergie

[107] C'est-à-dire, au plan chimique 1 mole renfermant 2 atomes-gramme d'H2

[108] Au passage c'est exactement l'énergie restituée en brulant ce kg d'H2 pour reformer le volume d'eau initial…

[109] "…aux conditions normales etc…" voir plus haut

[110] L'hydrogène cet hallucinogèneL’hydrogène, cet hallucinogène - Contrepoints

[111] Technologie de l'hydrogène, WikipédiA, octobre 2020

[112] 700 bars équivalent à la pression océanique à 7000 m de profondeur; par comparaison, la pression du GPL varie de 1,5 à 7 bars en fonction du mélange de gaz qui le compose

[113] En pratique ce procédé est réservé aux usages sous forte contrainte de volume: lanceurs spatiaux à moteurs cryotechniques

[114] Outre le CO2, ce procédé rejette de l'oxyde de carbone, des oxydes d'azote: Vaporeformage, WikipédiA, juillet 2019

[115] Mon article du 5 février 2019

[116] Avec un minimum de 12g.CO2/kWH obtenus conjointement par l'éolien et l'électronucléaire

[118] Suffisamment longue pour "lisser" les écarts statistiques d'intermittence constatés

[119] Dont Air liquide, Ariane Group, ENGIE, EDF Hynamics…membres de APHYPAC devenue France Hydrogène

[121] Restitution directe de l'électricité sans transformation intermédiaire (chaleur…)

[122] Tel que l'autorail bi-mode (électricité + H2) Régiolis développé par Alstom

[124] Cf. Réf 12

[125] En nombre de voyageurs.km/an, le complément à 100% étant effectué par bateaux (un peu) et avions (beaucoup), JM.Jancovici, Accueil - The Shift Project

[127] Bien sur, en conjonction avec l'avion dès que la distance s'évalue en milliers de km…

[128] Récupération de la chaleur de refroidissement des grands serveurs de données par exemple

[129] Avec la production d'engrais, la réduction du minerai de fer, deux domaines pour lesquels l'hydrogène décarboné pourrait se révéler utile: Ne pas s'enflammer pour l'hydrogène, JM.Jancovici, l'Express, octobre 2020

[130] Etude RTE Cf. Réf 93

[131] En particulier pour les modes "secours" devant accompagner les installations d'énergies renouvelables électriques mises en œuvre

[132] En particulier concernant le rythme de progression de l'éolien off shore

[133] Impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, Commission d'enquête parlementaire, avant propos de Julien Aubert, Président de la commission, juillet 2019

[134] Danemark pour l'éolien, Chine pour le photovoltaïque

[135] En tenant compte des recommandations du rapport d'audit: La construction de l'EPR de Flamanville, Jean-Marie Folz, octobre 2019

[136] L'arrêt du programme ASTRID: une étude de cas, Yves Bréchet, membre de l'Académie des Sciences, revue Progressistes, septembre 2019

[137] Filière du Pu 239 susceptible d'assurer la production nationale d'électricité pendant plusieurs siècles…Cf. Réf 136

[138] Cf. mon article du 9 septembre 2019