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Ou
Ce que je croyais alors…
4-Le mystère des locos doubles.
La station SNCF de Ouest Ceinture n'était qu'à une petite demi-heure de marche de chez nous. C'est pourquoi, lorsque nous allions en visite chez les cousins de Chaville ou chez les amis de Viroflay, nous préférions utiliser les services de cette petite gare, plutôt que de rejoindre, au travers des couloirs nauséeux du Métro celle, beaucoup plus vaste mais beaucoup moins intéressante de Montparnasse.
Car, tandis que nous attendions sur le quai le train annoncé, cette petite gare présentait, en même temps que l'imposant triage qui nous faisait face, l'intérêt, à mes yeux d'enfant curieux, d'un spectacle toujours renouvelé de trains en manœuvre. J'y voyais souvent le ballet étrange de deux "locos" électriques haut-le-pied[1] attelées ensemble, ballet bien étrange en vérité, car enfin ces deux locos avançaient rigoureusement à la même vitesse et sans aucune difficulté apparente à maintenir cette identité d'allure…
Familiarisé avec les constructions de Meccano, je savais pourtant qu'il était bien difficile de faire se mouvoir deux véhicules à la même vitesse sans que l'un d'entre eux prenne soudain de l'avance, ou, au contraire ne soit réduit à pousser celui qui le précède…En toute logique, il devait en être de même des locos grandeur nature et bien que rien ne permette de le constater, la loco qui se trouvait derrière (appelons là loco B) devait pousser celle qui se trouvait devant (loco A), puisque l'absence d'écart notable entre les deux engins prouvait, CQFD, que celle de devant ne tirait pas sa consœur…
Quelque chose me chiffonnait dans ce raisonnement irréfutable. C'est que, invariablement, le machiniste qui pilotait cet attelage se trouvait toujours dans la cabine de tête; autrement dit, il devait actionner la manette des vitesses de la loco A pour, en fait, commander le moteur de la loco B! Il y avait donc un système qui permettait, lorsqu'on attelait deux locos de relayer la commande de la loco de tête – qui se laissait pousser – pour piloter la loco de queue qui, elle, devait fournir tout l'effort de "traction", pour impropre que soit ce terme dans ce cas.
Mais alors, pourquoi ne pas imaginer quelque chose d'à peine plus complexe, savoir non pas une loco poussant l'autre mais bien deux locos dont chacun des moteurs était réglé de façon à leur imprimer une vitesse identique…Et pour ralentir ou accélérer, le conducteur se contentait de tourner la manette de la loco de devant et le système se chargeait de commander chacun des deux moteurs pour qu'ils modifient de la même quantité leur vitesse respective…
C'était vraiment merveilleux. D'autant plus merveilleux que, chaque fois que ce spectacle s'offrait à moi, je ne manquais pas de regarder attentivement – pour autant que la vitesse de l'ensemble me le permette – l'attelage qui reliait les deux locos, épiant un éventuel espace entre les tampons qui aurait trahi un dérèglement du système. Mais non, les tampons de chaque machine restaient invariablement au contact de leur vis-à-vis, et il semblait que ce système prodigieux ne toléra pas même un écart de quelques centimètres par seconde entre les deux vitesses…
Les années passèrent et, ma
formation d'ingénieur aidant, je finis par comprendre le mystère des locos
doubles qui, tout comme l'œuf de Christophe Colomb, reposait sur une base bien
plus simple que tout ce que mes raisonnements enfantins avaient pu imaginer.
La solution
Pour résoudre le mystère des locos doubles, il te faut faire appel à la Dynamique, c'est-à-dire la science des objets mis en mouvement sous l'action de forces.
Ainsi j'avais tout faux lorsque je pensais que les deux locos avaient à synchroniser leurs vitesses respectives – c'est-à-dire procéder à une composition de ces vitesses – alors que le problème trouvait sa solution dans la composition des forces en présence, la vitesse n'étant qu'une résultante de cette composition de forces.
Ce problème est aussi vieux que celui de l'attelage d'un cheval à une charrette, comme tu vas le voir dans le dessin suivant. Imagine toi à la place du conducteur et supposons que le cheval renâcle à tirer cette charge trop lourde pour lui. Alors, et si tu juges comme lui cette charrette trop lourde à tirer, tu vas atteler un second cheval et tu ne te préoccuperas pas de savoir si les deux chevaux avanceront à la même vitesse, avec le risque que, peut être, le moins fort des deux ne vienne ralentir la marche de l'ensemble…
L'attelage d'un second cheval peut se faire indépendamment de leur force respective
Une fois attelés en effet, les chevaux – sans doute aiguillonnés à propos par ton fouet – uniront leurs efforts pour tirer la charrette dont la vitesse ne dépendra en final que de la somme des deux efforts de traction.
Loco B Loco A
Dans cet exemple, les deux locos vont de la gauche vers la droite
De la même façon, la loco A de mon exemple développe sa propre force de traction, sans que celle-ci ne soit forcément égale à celle développée par la loco B. Et l'ensemble des deux locos se déplace sous l'action de la somme des deux forces en présence, à une seule et même vitesse ne dépendant que de cette somme de forces. Tu peux bien sûr envisager le cas extrême où l'une ou l'autre de ces forces soit nulle. L'important est que les deux locos restent attachées pour former un seul et même ensemble: alors, si la loco dont la force de traction nulle est en tête, elle se fera pousser par la seconde, si elle est en queue elle se fera tirer.
Pour être tout à fait précis, il te faudrait considérer les deux locos depuis leur point de départ lorsque, complètement immobiles, on peut dire que l'ensemble possède une vitesse nulle. Puis sous l'effet des deux forces de traction qui s'ajoutent, tu verras l'ensemble démarrer et – suivant en cela la loi fondamentale de la Dynamique – se mettre à accélérer, c'est-à-dire que cette accélération se traduira par une vitesse de l'ensemble de plus en plus élevée.
Bien entendu ce processus n'est pas sans fin. Car, dès le démarrage de l'ensemble, des forces contraires vont venir s'appliquer aux deux locos, notablement la résistance que l'air va opposer à leur progression. Cette force aérodynamique va croître rapidement comme le carré de la vitesse de l'ensemble, c'est-à-dire qu'une fois atteinte la vitesse pour laquelle cette force est égale – mais de sens contraire – à la somme des forces de traction, la résultante de toutes ces forces devient nulle et l'ensemble cesse d'accélérer: il a atteint sa vitesse de croisière. Et tu constateras alors que cette vitesse demeure constante tant que cette résultante de forces demeure nulle: cette propriété d'un objet de se mouvoir à vitesse constante lorsque aucune force ne lui est appliquée s'appelle le Principe d'Inertie.
Mais ceci est une autre
histoire…
[1] c'est ainsi que l'on désignait alors les locomotives auxquelles aucun wagon n'était accroché
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